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Mome 67

8 décembre 2015

Un malentendu inespéré

Il y a eu le bruit caractéristique de l’arrivée d’un SMS. Un petit ting joyeux. Nelly a écouté, étonnée.

Etonnée, et pour cause : qui pourrait l’appeler ?

 Une publicité peut-être?  C’est déjà arrivé.

Quand elle a acheté son portable, il y a deux ans, elle a  demandé au jeune vendeur de lui installer quelques numéros. Rien de personnel. Son médecin référent, le pharmacien de son quartier. Son garagiste. Quand il a proposé de noter les numéros de ses amis ou de ses proches, elle s’est sentie gênée. C’est toujours un peu humiliant de révéler qu’on n’a pas d’amis, plus de proche.

Nelly a cherché dans son agenda. Elle est tombée sur sa carte de la médiathèque Romain Rolland. Elle en a donné le numéro, à noter au prénom Romain. Ca pouvait donner l’impression qu’il s’agissait de son fils. Puis elle a dit que pour la suite, elle se débrouillerait bien.

Et le téléphone est resté là, sur la table, sans utilité. En cas d’urgence ; elle l’avait.

Et voilà qu’il lui fait son petit rappel joyeux. Quelqu’un lui a écrit !  Elle va lire. Bientôt. Elle a juste envie de faire durer, un peu ; pour se faire croire qu’elle n’est pas si seule… Que quelque part quelqu’un l’appelle. Elle défait le petit rabat magnétique, elle ouvre l’étui comme un petit livre. Elle lit : « faire glisser pour déverrouiller ». Elle  compose son code ( 1949 son année de naissance,  celle de Roland aussi). Nelly  apprécie tous ces petits gestes  qui protègent le message, comme autrefois, la lettre ramassée dans la boîte qu’on ouvrait,  qu’on  dépliait.

«  Encore 6 personnes devant moi… La galère ! » Dessous un numéro qu’elle ne connaît pas … Une erreur. Evidemment !

Nelly a refermé le téléphone.  Fatiguée tout à coup.

Elle retourne à la fenêtre. Du salon lui parvient le son de la télé qu’elle a allumée mais qu’elle ne regarde pas. Jamais avant 20 heures. Mais en novembre, ces heures du soir sont tellement longues, tellement tristes…

 Malgré elle, Nelly commence à penser à la femme qui lui a envoyé ce message. (Pourquoi pense-t elle que c’est une femme ?) Ce message destiné à une autre. Et qui n’aura pas de réponse.

 Il faut, au moins, qu’elle signale l’erreur. Mais ses doigts, malgré elle, ont tapé la question :

  - t’es où?

Aussitôt, elle s’en veut! Qu’est-ce qui lui a pris ? …De toute façon l’erreur ne va pas durer … Son numéro à elle va la révéler, non ?

Mais non, dans la foulée elle reçoit la réponse :

 - Chez le doc Gérandal… Complètement cassée ! Et Lili qui est  seule… Bof, bof.

L’intuition de Nelly ne l’avait pas trompée. C’est une jeune femme, seule avec sa fille probablement. Mais à qui croit-elle s’adresser ? A un proche de la famille ? A une amie ?

Nelly a l’idée de regarder dans l’annuaire pour trouver l’adresse de ce médecin. Elle va dans les pages jaunes. Médecin généraliste.  Où ? Elle tente Nancy et sa région…

Elle a un résultat ! Sur Vandoeuvre. Elle consulte le plan. C’est à une quinzaine de minutes de chez elle.

Oui, et alors ?  Qu’est-ce que tu comptes faire maintenant ?  Allez ! Assez divagué ma vieille ; cette fois,  signale l’erreur.

Mais Nelly ne se décide pas, pas encore…

Le temps passe. Elle devrait se mettre à table. Elle n’a envie de rien, manger seule est une activité vite expédiée…

Et si elle faisait un gâteau ? Pour Lili … (C’est une chose à lui reconnaître, elle est très bonne pâtissière.)

La télé continue de tourner toute seule au salon. Dans la  cuisine, Nelly écoute la radio : un débat sur Europe 1. Elle casse les œufs, elle bat les jaunes et le sucre, ajoute la vanille… Elle va faire un biscuit de Savoie. C’est léger. Nelly chantonne. La maman de Lili sera peut-être contente, elle aussi d’en manger.

 Du grand n’importe quoi, hein ?

Non. Parce qu’elle sait bien que c’est une mise en scène. Une faille dans sa solitude.. A qui ça risque de faire du mal ?

Depuis que Roland est mort, l’obligeant à quitter leur grande maison de campagne, bien trop lourde à entretenir pour elle, elle a acheté cet appartement, qui domine Nancy en bordure de l’avenue de Boufflers. Tout y est neuf. Elle y est en sécurité. Elle y est seule.  

Voilà, le gâteau s’est démoulé sans problème. Il embaume. Même si personne ne le mange…

Nelly essaie de s’intéresser au débat en cours. Elle en a perdu le fil, à rêver qu’on l’attendait...

  Vingt heures, c’est la limite qu’elle s’est fixée pour informer sa jeune amie de son erreur.

Après, elle regardera le journal télévisé. Se plaindre quand on voit défiler le long cortège de désastres que ce jour a généré, Nelly n’y pense même pas. Elle est seule, certes ; mais à l’abri. Elle allume toutes les lampes qu’elle veut. Elle n’est jamais dans le noir. Et puis elle peut se parler à elle-même quand elle manque trop de compagnie.

« Allez, c’est maintenant ! Brise le fil

Tink ! Un autre petit appel joyeux du côté de son portable devance son geste..

Excitée tout à coup par ces échanges involontaires… Emerveillée de ce malentendu qui dure et la rend au flot de ses semblables, liée à eux par ce petit clavier, acceptée dans le grand brassage des vivants. Je te parle, tu me parles. Je t’appelle et tu me réponds

C’est simple, non ? C’est ça, vivre ; pas à côté des autres mais parmi eux, à les heurter, à les écouter, à partager.

Elle lit :  Ca va être mon tour. La pharmacie sera fermée ! Galère, galère !

Cette fois, Nelly prend sa décision. Elle a trop tardé pour détromper sa mystérieuse correspondante. Elle n’a pas le droit de la laisser tomber. Elle cherche la pharmacie de garde. A Clairbois. Ce n’est pas trop loin. Elle enveloppe le gâteau encore tiède dans un sachet. Elle enfile manteau et écharpe. Elle écrit «  Je viens te chercher

Peu  de circulation.  Dix minutes plus tard elle se gare. Dernier message : « Je suis sur le parking »

Nelly est sereine. Elle garde les yeux fixés sur la porte d’entrée du cabinet médical… des gens passent devant sa voiture. Elle avait oublié la vie réelle qui cogne à toute heure dans les rues

 Elle bloque ses pensées, elle ne prévoit rien. On verra le moment venu.

La porte s’ouvre. Brune et emmitouflée jusqu’aux yeux une jeune femme s’avance, hésite, cherche des yeux autour d’elle, celle qui devrait être là. Qui n’est pas là !

Nelly s’est approchée : - Vous êtes la maman de Lili ?

La jeune femme frissonne… Ses yeux brillent de fièvre. Elle cherche derrière l’inconnue une autre silhouette…

 Nelly explique, sort son portable,  montre leur dialogue imprimé en petites bulles sur l’écran …

La jeune femme bafouille : Je … mais… une erreur ?

Elle est éreintée. Prête à pleurer, à s’asseoir là sans plus bouger.

Dure journée, hein, dit Nelly. Allez, laissez-vous faire

Dans la voiture où la jeune femme se laisse tomber, une odeur de biscuit tiède l’enveloppe ; une odeur d’enfance, si réconfortante. Elle ferme les yeux et s’abandonne…

Nelly sourit.

 

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